Pour une vision globale de la musique

Vision globale de la musique

Forme matérielle du son, puissance énergétique du son, capacité émotionnelle de la musique, effort mental pour maîtriser l’organisation des notes, et pure conscience; tout cela habite les bulles que sont les notes. Et c’est là, dans cet ensemble de toutes les dimensions humaines que l’on puisse y mettre, que siège la musique. Lorsque l’on commence à percevoir la nature subtile de chaque niveau de notre réalité – l’être, la pensée, l’émotion, l’énergie vitale, la corporalité – et que l’on saisit les liens que ces niveaux partagent entre eux et la façon dont ils s’interpénètrent, le fait de disposer d’un langage « subtil » s’adressant à ces niveaux nous apparaît sous un autre jour, et le fait de comprendre cela a inévitablement une incidence sur notre façon de jouer.

Toutes ces dimensions sont d’un grand intérêt pour le musicien, parce que d’un point de vue purement pratique, la musique est encore trop souvent enseignée comme quelque chose qui prend naissance dans le mental et dans lui seul. Le choix des notes et leurs possibilités d’organisation passent en effet par un effort mental.

L’art de l’improvisation pousse d’ailleurs très loin cet effort mental puisqu’il s’agit d’apprendre à le faire de façon instantanée. Mais on a tout à gagner à investir également les autres couches de notre être dans une approche globale de la musique, en intégrant de façon égale les dimensions que sont le corps physique et la matière de l’instrument que l’on joue, le corps énergétique avec le chi dont on nourrit notre musique, le corps émotionnel de par l’émotion que l’on traduit ou tente de susciter, et enfin le principe de conscience, cette conscience que l’on traduit dans notre musique et que l’on tente de nourrir chez les autres à travers elle. Car c’est l’ensemble de ces éléments qui constitue la musique, et c’est sous tous ces angles cumulés que nous nous efforçons d’engendrer un son capable de gagner les cœurs, les corps et les âmes de ceux qui nous écoutent.

Une vision de la musique au travers des 5 dimensions humaine

En tant que musicien, on se demande souvent : qu’est-ce que la musique ? Quelle est la nature de son existence? Comment l’honorer au mieux? Comment l’enseigner au mieux ?

Notre culture approche la musique par le solfège – donc par l’écrit et par le regard – et cette forme d’apprentissage place l’effort mental au centre de l’activité musicale, alors que dans la plupart des cultures, la transmission est avant tout orale.Ayant été confronté à diverses cultures musicales, je me suis aperçu qu’il était possible de nourrir une approche plus équilibrée entre les éléments composant la musique.

Pour catégoriser ces composantes essentielles je me suis référé aux vieux textes yogiques, qui présentent l’être humain comme un ensemble de cinq couches: le corps matériel, le corps énergétique, le corps émotionnel, le mental, et enfin la conscience, ou être profond.

Cinq dimensions de notre humanité que l’on retrouve à mon sens dans la musique, sous les formes suivantes :

  • Le corps matériel du son : la matière des instruments qui le produit, et la façon dont nous interagissons pour produire le son.

  • Le corps énergétique du son : l’énergie qu’on y met et le lien avec l’énergie qu’on éveille chez l’auditeur.

  • Le corps émotionnel de la musique : l’émotion qu’on y met, le panel émotionnel qu’elle peut potentiellement stimuler ou éveiller.

  • Le corps mental de la musique : l’organisation des notes et des rythmes, de la mélodie et de l’harmonie, donc tout ce qui se pense dans l’esprit du compositeur ou de l’improvisateur dans son effort de création et de conceptualisation de la musique.

  • Le corps conscient de la musique : l’intention la plus pure que l’on puisse ressentir ou insuffler dans la musique.

Pour la musique comme pour l’être humain, le concept de ces cinq dimensions se représente comme cinq cercles inclus l’un dans l’autre. Le cercle extérieur symbolise le corps matériel, et à mesure que les qualités d’énergie de vie deviennent de plus en plus « subtiles », on avance vers le point qui est au centre, et qui représente le principe conscient de l’existence.

J’ai donc pris le parti d’aborder la musique selon chacun des champs de réalité humaine, c’est-à-dire selon les dimensions physique, énergétique, émotionnelle, mentale et consciente.≤

Musique et matière

Origine minérale, végétale ou animale de lamatière dont les instruments sont faits.

Le son n’a pas de corps, mais l’instrument de musique en possède toujours un. Une intéressante façon d’établir le rapport entre l’énergie et la musique consiste dès lors à prendre conscience de la nature des matières que l’on utilise pour produire et faire vibrer le son. À la base des différentes formes de chamanisme que l’on retrouve dans diverses cultures,on distingue des familles de matières selon leur nature et leur ordre d’apparition dans l’histoire de la Terre : d’abord le minéral, suivi par le végétal et l’animal. La logique veut donc que chaque famille possède en elle les traces des précédentes. C’est pour cette raison que, de façon générale, le chamanisme considère que le minéral,le végétal et l’animal peuvent servir à s’adresser au corps humain, mais résonneront à travers différents étages de son être.

Lorsque l’on considère le son émis par un instrument, lorsqu’on l’écoute, lorsque l’on compose ou arrange, ou lorsque l’on joue soi-même d’un instrument, on peut donc prendre conscience du type de matière(s) générant chaque son, et cela nous ouvre à une approche très vivante et très réaliste de la musique, puisque c’est là sa seule dimension matérielle.

  • Minéral : les cuivres ( trompettes, saxos, etc… ), les cordes de guitare, de violon, de piano, les attaches de certaines peaux, les becs en métal, …

  • Végétal : les flûtes en bambou, les anches des instruments à vent, les corps des clarinettes et des hautbois, des violons, des guitares, les fûts des instruments à percussions, le corps du piano, le bouchon dans certains instruments à percussion, les becs en bois, …

  • Animal : les flûtes en os ou en cornes, les peaux des percussions ( peaux de vache, de cochon, de chèvre, de poisson, …), les poils de crinières de cheval (pour les archets), le cuir sous les clés de certains instruments à vent

Tous les instruments acoustiques que nous connaissons sont effectivement fabriqués à partir de matière provenant de ces différentes familles : minéral, végétal et animal. Le fait de prendre conscience de cette matérialité du son peut au premier abord nous sembler étrange ou farfelu, mais il s’avère qu’après coup cela nous ramène à quelque chose de très ancré dans l’origine même de la musique, ainsi que dans l’histoire naturelle et humaine.

On peut donc jouer à retrouver les éléments constitutifs de chaque instrument :

  • Un djembé est en bois, donc végétal, mais la peau est animale.

  • Le bansuri, la flûte de l’Inde du Nord, est fait d’une seule et unique pièce de bambou. On y trouve également un bouchon de liège à l’intérieur, et éventuellement du fil pour resserrer le bambou et limiter ses éventuelles fêlures.

  • Le violon est végétal de par son corps, mais les cordes sont minérales. L’archet est composé de bois et d’animal (crin de cheval).

  • Le saxophone possède un corps en cuivre (minéral), mais la anche à l’origine de la vibration du son est végétale ( roseau ), et sous les clés on trouve régulièrement du cuir (animal).

Cette façon d’aborder la musique, complètement absente de notre culture et de notre enseignement permettra peut-être à l’un ou l’autre d’aborder le son et l’instrument sous un jour différent. Une manière très « primordiale » et fraîche de ressentir ce qu’est l’esprit d’un son et de l’instrument qui l’émet.

Musique et énergie

Le chi est l’énergie vitale, par excellence. Cette énergie est présente partout dans le vivant. Dans la vision yogique de l’être humain, elle est le fluide qui parcourt notre corps physique de façon à lui donner vie. Sans le chi, le corps serait matière morte.

D’une même façon, les notes peuvent être imaginées comme des bulles. Les notes sont notre matière première,et la façon de les organiser de façon à former un langage constitue la base de notre enseignement et de nos particularités culturelles. Mais à l’intérieur de ces bulles, il y a toute l’énergie qu’on y met : de l’émotion et de l’énergie vitale, et cela constitue une dimension universelle de la musique, bien au-delà de la diversité des formes d’organisation des notes. On peut effectivement être profondément nourri par une musique dont on ne comprend pas les formes, de la même façon qu’on peut se retrouver bouleversé par un musicien dont on ignore tout de la culture.

Aussi, du point de vue du musicien, la volonté de percevoir et de chercher à générer du chi à travers sa musique, et de remplir chacune de ses bulles d’une énergie capable d’être perçue par l’auditeur, constitue une dimension supplémentaire. Entendons-nous, le chi fait évidemment partie intégrante de toute musique, mais ce qui est ici mis en avant c’est la volonté de nourrir une musique de cette énergie, dans le sens où cette volonté invite le musicien à une recherche toute particulière, dont je suis personnellement très friand.

( P.S: Pour ma part j’ai appris les bases de ces techniques de chi dans l’école de chi de Vlady Stephanovitch. Vlady, musicien jusqu’à ses 60 ans, a ensuite créé une école devenue internationale, et a effectué de nombreux travaux de recherche, entre autres avec l’appui de l’IRCAM, sur les interactions entre le chi et le son. Il est aujourd’hui décédé, mais son enseignement est perpétué par les formateurs de son école).

Musique et émotion

 

La dimension émotionnelle est évidemment au cœur de la musique. Je pense d’ailleurs que la musique est le langage qui exprime le mieux notre réalité émotionnelle. Lorsqu’une musique nous plaît, cette vague qui se meut en nous, c’est bien l’émotion. Et à partir de là, le corps aussi peut réagir, son expression pouvant aller de la danse la plus transcendantale jusqu’à la détente la plus totale. Quant à notre esprit, il va se laisser aller aux couleurs des différents sentiments éveillés par ces émotions et ranimer des souvenirs, stimuler des rêves, libérer des stress ou permettre une évasion. L’émotion est donc bel et bien au centre de l’action que la musique a sur nous.

Si l’on se réfère à notre image des cinq couches de l’être, on voit que le niveau émotionnel se trouve exactement au milieu, à cheval entre notre corps physique et notre esprit. L’émotion est par conséquent une dimension de notre réalité qui est à la fois ancrée dans l’esprit et dans le corps.

Il est intéressant de constater que, à partir de là, au-delà des formes extérieures propres à chaque type de musique, on se retrouve avec deux fonctions principales de la musique : l’une pousse l’émotion à sortir de soi, l’autre pousse l’émotion à rentrer plus en soi. L’une va vers l’extérieur, vers le corps, et l’autre nous pousse à l’intérieur de nous-même.

La musique occidentale a essentiellement pour fonction l’extériorisation de nos sentiments. La musique indienne fusionne quant à elle ces deux fonctions émotionnelles de la musique, avec de longues introductions, uniquement mélodiques et à vocation intériorisante, suivies par des compositions de plus en plus rythmées et extériorisantes.

La fonction intériorisante a ceci de particulier qu’elle ne réveille pas les émotions de l’individu pour les faire remonter à la surface et sortir de lui, mais plutôt pour l’aider à rentrer en lui-même, à la rencontre de ses propres émotions et de ses propres profondeurs.

Une fois encore, je soulignerai que si toutes les musiques sont empreintes d’émotion, ce n’est pas pour autant que le fait de le conscientiser soit toujours mis en avant. J’ai été personnellement très impressionné par la façon dont la culture indienne a su intégrer cette conscience de la dimension émotionnelle à son enseignement musical, et j’en ai retiré la conviction que pour le musicien, le fait de se concentrer sur cette dimension permet d’élargir tant la perception de ce qu’il écoute, que la maîtrise de ce qu’il tâche de véhiculer en jouant.

Musique et mental

 

Comme je le dis souvent, à part quelques quarts de tons et quelques inflexions micro-tonales de-ci de-là,les 12 notes de la gamme chromatique servent de socle à la pensée musicale et forment une matière universelle faisant office de bagage commun. A partir de là, d’une culture à l’autre, d’un style à l’autre, d’un compositeur ou d’un improvisateur à une autre, tout ce qui change, c’est la façon d’organiser les notes, la façon de les agencer mélodiquement, harmoniquement et rythmiquement.

Ces modes d’organisation des notes constituent la partie mentale de l’activité musicale, tout particulièrement pour le compositeur et pour l’improvisateur; par contre l’interprète cherchera à les comprendre mais n’aura pas autant besoin de les maîtriser. Certains de ces modes d’organisation sont assez simples, d’autres comme en musique classique contemporaine, en jazz ou en musique indienne carnatique par exemple, peuvent atteindre de très hauts niveaux de complexité. L’effort mental est donc essentiel.

Plus encore que dans la composition, l’art de l’improvisation est un processus créatif qui se fait de façon spontanée, dans le moment présent et pour lequel une maîtrise de ces modes d’organisation apparait comme indispensable. Le jazz et la musique indienne ont ceci en commun, à mes yeux, qu’ils poussent l’exercice mental nécessaire à l’improvisation aux limites de la capacité humaine. Le fait de maîtriser non seulement son instrument, mais aussi la compréhension instantanée des rapports entre mélodie, harmonie et rythme font de l’improvisation une forme artistique liée à un exercice mental tout à fait particulier. Les codes, évidemment, changent d’une musique à l’autre, le cadre est différent, comme une partie de dames n’est pas une partie d’échecs, mais le(s) jazz, les ragas et les maqâms constituent des espaces de liberté parmi les plus contraignants et les plus enrichissants qui soient.

Je ne résiste pas à l’envie d’encore ajouter un mot quant à la nature de toutes ces règles définissant les cadres de l’improvisation ou de l’écriture. Car le piège auquel les musiques sont exposées, et encore plus les musiques d’improvisation et de liberté, c’est que ces règles ne doivent en aucun cas devenir un carcan. On retrouve dans tous les milieux sociaux de la musique, de la même façon que dans toutes les factions politiques ou religieuses, des défenseurs d’un classicisme rigide, et des partisans d’une évolution continuelle. Pour moi, le choix ne s’impose pas. J’ai autant de plaisir à jouer un standard de jazz des années 50 qu’à expérimenter de l’improvisation libre, j’ai autant de bonheur à écouter un raga joué dans le classicisme le plus pur qu’à savourer un solo de Zakir Hussain dans Shakti.

La liberté, on l’oublie souvent, c’est de ne pas devoir choisir entre des extrêmes, mais bien de se permettre toutes les expériences artistiques que l’on désire aborder, pour peu qu’elles puissent avoir du sens, pour soi comme pour le spectateur.

Je pense donc qu’il est bon d’explorer toutes ces façons d’arranger les notes entre elles, car c’est dans la mathématique de ces relations physiques entre les fréquences que se cachent les plus grands secrets de la musique. Mais au-delà de notre goût et de notre habilité à improviser à l’intérieur de ces cadres codifiés, il faut aussi veiller à ne pas s’attacher plus que de raison à ces façons de faire comme s’il s’agissait de principes rigides, car l’évolution des formes et des règles régulant les formes artistiques est à la base de la diversité qui fait notre richesse culturelle.

PS : Personnellement, afin d’épanouir mon approche personnelle, en plus de mon apprentissage du jazz et de mon intérêt pour les musiques classiques et contemporaines, je me nourris aussi de nombreuses musiques d’ailleurs allant de l’Inde au Brésil, et de la Chine au Maroc. Mais au-delà de cet horizon multiculturel, je tente également d’innover en approfondissant une recherche personnelle quant aux possibilités d’organiser ces 12 notes, au travers d’un système que j’ai nommé « Rajazz » (Pour ceux qui veulent en savoir plus, allez sur Rajazz).

Musique et conscience

 

Au cœur de l’être humain, la conscience apparaît comme la dimension la plus « subtile » qui soit. Et elle peut, comme toute autre dimension humaine, imprégner notre réalité musicale. Il y a donc bien une « conscience dans le son », à ne pas confondre avec la conscience « du » son, qui se limite généralement à considérer la qualité du son, de son esthétisme et de sa beauté. Il s’agit plutôt de la conscience que l’on met dans un son, et je n’ai pas de doute sur le fait qu’un son puisse véhiculer cette conscience. Sinon Coltrane ne serait pas Coltrane, Stevie Wonder ne serait pas Stevie Wonder, Rostropovitch ne serait pas Rostropovitch.

Dans les musiques improvisées, tant dans le jazz qu’en musique indienne, dans les maqâms arabes, ou d’autres formes de musiques improvisées, le sens du présent est systématiquement aiguisé puisqu’il s’agit à la fois de composition spontanée et d’échange avec les autres. La conscience du présent, et la conscience des autres, font dès lors partie des éléments constituant le champ de la création musicale. La conscience du temps et des relations avec les autres est donc ici inhérente non pas à la note-bulle, mais à la pratique même de l’improvisation.

De façon générale, il est clair que toutes ces magnifiques vertus humaines que sont la profondeur, l’amour, l’ouverture, la générosité, le don de soi ou l’empathie peuvent être évoquées et nourries par ce mystérieux langage qu’est la musique. A différents degrés, de la forme au contenu, de la composition aux arrangements, de l’improvisation à l’interprétation, nous pouvons donc trouver ou insuffler dans la musique cette énergie la plus pure.