Jazz, philosophie et engagement
A propos
Mon amour pour le jazz est né lorsque j’ai entrevu dans le jazz l’espace pour l’expression d’une liberté : l’improvisation. Un cadre, des règles et de l’espace pour être libre. Avec la découverte du jazz, étudier la musique prenait enfin son sens, on allait pouvoir apprendre, explorer, s’exprimer, goûter une forme de liberté. Et bien au-delà de l’esthétique particulière au jazz et de ses différentes formes stylistiques, ce qui fait son essence c’est bel et bien la liberté qu’il permet. De Duke Ellington à Ornette Coleman, de Charlie Parker à Brad Meldhau, de John Coltrane à Keith Jarrett, au-delà des différences de style on trouve cet univers commun : un goût pour la liberté, un amour pour l’envol.
De fait, cette liberté que l’on recherche tous et que certains trouvent au sein du jazz, est à situer dans un contexte plus large, celui de la vie, du quotidien, de la société…On le sait, le jazz est né de la rencontre des noirs et des blancs dans une Amérique non égalitaire marquée par l’esclavagisme, un des plus tristes épisodes de l’histoire humaine. A travers cette violence, le blues est né afin d’exprimer les émotions les plus profondes, et d’ainsi goûter à une forme de liberté. Le jazz en est la continuité et le fil de l’Histoire a quelque peu progressé. Les formes du jazz aussi, mais son essence demeure.
Aussi, avant même cette rencontre sur le sol des Amériques, le germe du blues faisait déjà partie intégrante de l’âme de la musique africaine. Je m’en rends compte lorsque je joue avec un personnage comme Majid Bekkas. Sa façon de chanter gnawa me fait penser aux sources du blues. Et de la même façon, lorsque je joue avec lui et que nous laissons se croiser avec naturel des éléments de musique mandingue, arabe, gnawa, indienne, andalous, et jazz, le résultat est un jazz métissé issu de nouvelles rencontres, et c’est à mes yeux un jazz qui possède la même essence que celui qui est né aux Etats-Unis̀, parce que même si sa forme est différente, il exprime un groove puissant, il est imprégné de blues, il est mélodique, il est ludique, il pousse parfois son cri, il sait se montrer tantôt joyeux, tantôt profond, tantôt fragile, tantôt puissant. Mais il est vivant et libre, et avant toute chose, il est ancré dans le moment présent, donc c’est bien du jazz!
Cependant, dans nos sociétés dominées par les apparences, même les formes d’expression les plus libertaires telles que le jazz souffrent de l’étiquetage. La transformation de la musique en produit commercial a renforcé l’importance de ces étiquettes, et le problème avec lequel nous nous retrouvons à présent, c’est que ces étiquettes sont partout, et qu’elles sont toujours réductrice, se limitant à mettre un nom de style là où il y a, à l’origine, un sens. « Ceci n’est plus du jazz » a-t-on souvent lu et entendu depuis les années 40, à chaque fois que des musiciens faisaient évoluer les formes. Inévitable piège de l’apparence, certains n’y ont pas reconnu la liberté, sous prétexte que le visage du jazz avait changé.
Aujourd’hui, le jazz a pris une multitude de formes, la liberté s’essaye à tous les costumes. Il ne faut pas le craindre, pas plus qu’il ne faille craindre le métissage des populations. C’est ainsi qu’évolue l’humanité, par la rencontre de l’autre, par l’exploration, la découverte, et ce goût toujours renouvelé de la liberté. On s’en rend compte, au-delà du style, le jazz correspond à une certaine attitude envers la vie. Un art du présent. Et tout cela mis ensemble, l’amour de l’improvisation, le besoin de liberté et son expression, le goût du présent, la rencontre de l’autre, la capacité à intégrer les formes culturelles les plus diverses, tout cela constitue une véritable philosophie de vie, un engagement en soi. Un engagement de soi.
En ce sens,l’essence du jazz – et de l’improvisation de façon générale – ne peut être détachée de la conscience de notre liberté, et de la manière dont on se positionne par rapport à elle dans ce monde.